Kasparov contre le monde

La foule peut-elle battre Kasparov aux échecs ?

Garry Kasparov, les echecs… Ça c’est ce que j’appelle de l’intelligence !

Kasparov voit rouge

Le 11 Mai 1997 au alentour de 15h, une petite goutte de sueur perle sur le front de Garry Kasparov. Le joueur d’échecs russe, grand maître international, champion du monde en titre et numéro un mondial est sur le point de perdre une partie historique.

Vous remarquerez la déco “canards” sur l’étagère…

Son adversaire du jour mesure 2 mètres de haut et pèse 1.400 kg. Ce n’est ni un sumo japonais, ni un haltérophile turc. Ce monstre est fait d’acier et de silicone et répond au doux nom de Deep Blue. Il est capable d’analyser 200 millions de coups par seconde. Pour info, un humain surentraîné comme Kasparov peut à peine calculer 3 coups par seconde. Ce supercalculateur d’IBM est armé de 256 processeurs fonctionnant en parallèle. Aujourd’hui, on appellerait ça un vieil ordinateur pourri. Mais à l’époque, Deep Blue représentait le nec plus ultra de la technologie.

Deep Blue, en personne.

 

Ce jour-là, à New-York, la machine a terrassé l’Homme, marquant un tournant dans l’histoire des échecs et de l’intelligence artificielle. Kasparov perd en effet la partie, 3.5 points contre 2.5, sous l’oeil mi-inquiet mi-fasciné des médias du monde entier. Dorénavant, les machines dominent les échecs – le symbole ultime de l’intelligence.

Avec le perfectionnement des ordinateurs, les humains d’aujourd’hui n’ont d’ailleurs plus aucune chance de rivaliser avec leurs Frankensteins de silicone. C’est tout juste s’ils peuvent espérer obtenir une partie nulle… Pour une trentaine d’euros, vous pouvez par exemple vous procurer Houdini, un programme d’échecs qui tourne sur l’ordinateur de mamie et qui mettrait une raclée monumentale à n’importe quel champion en costume trois pièces. Les humains étant trop mauvais, on organise même des compétitions d’échecs entre ordinateurs, genre “Désolé Garry, t’as pas le niveau pour t’inscrire“.

Kasparov contre le monde

Tout cela n’est finalement pas si surprenant. Après tout, personne ne s’étonne qu’une moto aille plus vite qu’Usain Bolt ou qu’une grue soulève plus de poids que Lasha Talakhadze, le champion du monde géorgien d’haltérophilie. Alors pourquoi une machine ne battrait-elle pas l’Homme aux échecs ? Je vous laisse méditer sur cette question…

Suite à sa défaite, Kasparov, un brin mauvais perdant, déclara “si Deep Blue joue à la régulière, je vous le garantis, je le réduis en pièces”, suggérant que la machine ait pu être aidé par des joueurs en chair et en os. Il faut dire que la victoire lui aurait rapporté un million de dollars. À ce prix là on serait même tenté de provoquer petite une coupure de courant pendant la partie…

 

C’est dans ce contexte légèrement tendu que Kasparov se vit offrir quelques mois plus tard un nouveau défi hors du commun.  La MSN Gaming zone, un site internet de jeux vidéo, lui proposa cette fois d’affronter non pas un monstre d’acier mais une étrange créature à cinquante mille têtes : la foule.

Le principe est simple. La partie se déroule sur Internet et est ouverte à tout le monde. N’importe qui peut venir se frotter au champion russe, sans aucun prérequis de compétence ou d’expérience. Attiré par le défi, pas moins de 50 000 joueurs amateurs répartis dans 75 pays différents se sont inscrit. Les participants n’allaient pas affronter Kasparov les uns après les autres, mais tous en même temps.  Dans cette partie collective, chaque coup de la foule est déterminé par un vote. Les joueurs ont 24 heures pour proposer le coup qu’ils jugent le plus approprié pour le prochain tour, après quoi le choix de la majorité est reproduit sur l’échiquier.

Certains experts craignaient que cette partie un peu folklorique ne tourne rapidement à la correction. Comment une foule de joueurs médiocres pourrait subitement se transformer en un unique bon joueur ? That is the question.

La partie a débuté en Juin 1999. Kasparov, qui joue avec les blancs, commence par avancer son pion-roi. Après 24 heures d’accumulation de votes, la foule répond au champion du monde… par une défense sicilienne: la meilleure riposte possible à l’ouverture de Kasparov. La partie démarre sur de bonne base !

La confrontation fut très serrée, et la foule, loin d’être ridicule pousse le russe dans ses retranchements. Le dixième coup restera même dans les annales des échecs. La foule vote à 53% pour un déplacement non-conventionnel qui n’avait jamais été vu auparavant en compétition. L’équipe collective avance en effet sa reine noire en E6, provoquant un subtile déséquilibre des forces en présence (désolé mais je serais bien incapable de vous l’expliquer plus en détails…).
Kasparov qualifiera plus tard ce déplacement de “remarquable nouveauté théorique”. On retrouve même aujourd’hui cette innovation dans certains manuels d’échecs.

Le fameux dixième coup qui a fait chanceler Kasparov. La dame se déplace de d7 en e6. Ne m’en demandez pas plus…

 

La partie continua ainsi pendant 4 mois…  Elle se joua sur des bases étonnamment élevées. Et au 62ème coup, le 22 octobre 1999, Kasparov parvient à convertir un pion en dame scellant le destin de la partie. Echec et mat ! La foule a perdu…

Pour les amateurs d’échecs, voici la partie complète en vidéo (Kasparov joue en blanc et mat en 62 coups) :

 

Après sa victoire, Kasparov déclara “It is the greatest game in the history of chess. The sheer number of ideas, the complexity, and the contribution it has made to chess make it the most important game ever played“. De toute évidence, il considère que la foule lui a donné du fil à retordre… Il publie même un livre de 200 pages intitulé “Kasparov Against the World: The Story of the Greatest Online Challenge” exclusivement dédié à l’analyse de cette partie. L’ouvrage détient le record de la plus longue analyse dédiée à une unique partie d’échecs.

La foule a perdu, mais le monde est désormais prévenu. L’expert a désormais deux concurrents : l’intelligence artificielle et l’intelligence collective, la machine et la foule. Et tout cela n’a pas tardé à éveiller la curiosité des chercheurs…

Comment ça marche ?

Cinq ans après la partie, en 2004, paraît un livre important intitulé  “La sagesse des foules”. L’auteur, James Surowiecki, y décrit les différents mécanismes qui permettent à une foule d’individus lambda de former des jugements pertinents et de résoudre des problèmes complexes – les ressorts de l’intelligence collective, en somme.

 

Cette sagesse collective, Aristote l’avait déjà perçu il y a 2400 ans. Dans “La Politique”, il écrit par exemple : “La majorité, dont chaque membre pris à part n’est pas un homme remarquable, est cependant au dessus des hommes supérieurs”. Cette idée théorique sera formalisée par le marquis de Condorcet, savant français du XVIIIe siècle, qui fut un des pionniers de l’étude mathématique de la démocratie.

Nous savons aujourd’hui qu’il existe deux règles fondamentales pour “activer” l’intelligence collective de la foule :

  1. La diversité des jugements
  2. L’indépendance des jugements

La diversité

Pour rivaliser contre Garry Kasparov ou pour prendre n’importe quelle autre décision collective, il faut d’abord une foule de gens qui ne se ressemblent pas. L’idée paraît assez intuitive, dans le fond… Demandez à une centaine d’experts en échecs de choisir le prochain coup à jouer, et vous obtiendrez certainement une centaine d’avis très semblables. Ensemble, ils ne valent pas mieux qu’un seul individu.

Pire, demandez à un groupe d’activistes anti-vaccination de voter une loi sur la santé publique, et leurs avis seront uniformément biaisés dans la même direction réduisant à néant tout le potentiel de l’intelligence collective.

Au contraire, l’intelligence collective s’exprimera parfaitement lorsque chaque membre du groupe possède ses propres informations, ses propres idées et sa propre expérience – comme pour les 50 000 joueurs d’échecs qui ont tenu tête au champion russe.

L’indépendance

La seconde règle, tout aussi importante, est d’éviter au maximum toute influence sociale entre les membres du groupe. Une expérience conduite en 2012 par des chercheurs de l’école polytechnique de Zurich montre ainsi qu’une foule d’étudiants choisis au hasard est capable de répondre à des questions de culture générale de manière étonnamment précise (il suffit pour cela de calculer la moyenne des réponses de chacun). Mais lorsque les participants ont l’opportunité de discuter de la question avant de soumettre leur avis, cette capacité collective disparaît soudainement.

Plus les interactions sociales sont nombreuses, plus le jugement de la foule tend à converger (réduisant alors la diversité des opinions), ou à se polariser en deux clans opposés. L’influence sociale induit d’ailleurs une flopée d’effets néfastes comme la pensée de groupe (en anglais ‘groupthink’) décrite pour la première fois par Irving Janis en 1972. Il s’agit du processus qui conduit un groupe à chercher un consensus plutôt qu’une bonne décision, un phénomène impliqué dans d’importantes mauvaises décisions historiques, notamment dans le domaine militaire, comme la tentative d’invasion de Cuba par les Etats-Unis en 1961.

Bref pour prendre de bonnes décisions, les jugements doivent être indépendants. Je vous laisse méditer sur l’effet négatif que peuvent avoir les sondages avant une élection présidentielle…

Depuis une dizaine d’année, l’intelligence collective est devenue un champ de recherche très actif. Dans les prochains épisodes de cette série sur la sagesse des foules, je vous parlerais de Wikipédia ou des sciences participatives. Restez connecté ! En attendant, je vous conseil la lecture d’un précédent billet sur le thème de l’intelligence des foules, qui aborde l’héritage de Gustave Le Bon en psychologie:

Fouloscopie Marion Montaigne Gustave Le Bon

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Pour aller plus loin :

  • Garry Kasparov, Daniel King, Kasparov against the World, Kasparov Chess Online, 2000.
  • James SurowieckiThe wisdom of crowds, New York, Doubleday, 
  • Lorenz, J., Rauhut, H., Schweitzer, F., & Helbing, D. (2011). How social influence can undermine the wisdom of crowd effect. Proceedings of the National Academy of Sciences108(22), 9020-9025.

3 réflexions sur “La foule peut-elle battre Kasparov aux échecs ?”

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