L’héritage de Gustave Le Bon

Les gens sont bêtes, quand même, vous ne trouvez pas, docteur ?

Troisième épisode de cette série sur la bande dessinée de Marion Montaigne, parue dans l’album de vulgarisation scientifique “Tu mourras moins bête“. Au programme aujourd’hui : l’héritage de Gustave Le Bon, ce savant français, grand-père de la fouloscopie.

Voyons tout de suite un extrait de la bande dessinée…

Marion Montaigne sur Gustave Le Bon

 

Mais c’est qui exactement ce Gustave Jambon ?

Gustave Le Bon, une vie de savant

Quand j’ai débuté mon doctorat, à Toulouse, j’ai vite compris que je ne devais jamais manquer de citer les travaux de Gustave Le Bon dans mes publications. Il m’a toutefois fallu un peu plus de temps pour comprendre pourquoi. Qu’a-t-il fait exactement ?

Portrait de Gustave Le Bon (1841-1931)
Gustave Le Bon (1841-1931)

À l’origine, Gustave Le Bon est médecin. Interne à l’Hôtel-Dieu, à Paris, il reçoit son doctorat de médecine en 1866. Nous sommes donc au 19ème siècle, l’époque des grandes colonies. Comme nombre de savants de son époque, Le Bon était attiré par le voyage et l’exploration. Il décide alors de devenir anthropologue et entame de longs voyages à travers l’Asie et l’Afrique du Nord pour y étudier les populations autochtones.

Gustave Le Bon en Algérie
Gustave Le Bon habillé comme mon grand-père du bled lors d’un voyage en Algérie en 1870.

 

La hype scientifique de l’époque, c’est l’idée du déterminisme biologique : l’intelligence est héréditaire et se mesure par la taille du cerveau. Certaines personnes ont beaucoup de matière grise et sont naturellement brillantes, tandis que d’autres naissent bêtes comme leurs pieds et resteront sottes toute leur vie. C’est « génétique ». Nombre de savants de l’époque, dont Gustave Le Bon, passait ainsi du temps à mesurer le volume et la forme du crâne des gens pour en tirer des conclusions comme « Désolé monsieur, votre crâne est tout petit. Vous êtes idiot. »

Pour un de ses projets, il est même allé jusqu’à ramasser 50 têtes de criminels après leur passage sous la guillotine afin de les comparer avec celles d’intellectuels célèbres. Il en conclut qu’il existe bien une hiérarchie sociale, les intellectuels ayants plus de volume de cerveau que les bad boys.

Coté pratique, il invente le céphalomètre portable, un outil “de poche” qui permet de mesurer facilement la taille du crâne de quelqu’un afin d’en déduire rapidement ses capacités intellectuelles. Très pratique pour tester vos amis en soirée…

Schéma du céphalomètre portable

 

Ce courant de pensée conduira naturellement à l’idée d’eugénisme proposée par Francis Galton (à laquelle Le Bon s’opposait). Pour son bien, pensaient les chercheurs, l’Humanité a tout intérêt à aider les gros cerveaux à se reproduire et à stériliser les imbéciles. Ce principe donnera naissance aux théories nazies un demi-siècle plus tard…

Eva Justin, anthropologue nazie
Ici, une image glaçante d’Eva Justin, une anthropologue nazie procédant à des mesures de la boîte crânienne d’une femme Rom en 1938 à l’aide du fameux céphalomètre portable.

 

Au début du 20eme siècle, Le Bon décide de faire un petit détour par la physique. Il parvient en quelques années à se brouiller avec Albert Einstein himself, à propos d’une petite équation, E=MC2, dont il revendique la paternité. Après s’être mis à dos tous les physiciens de l’époque, il revient à la psychologie. Il meurt dans sa ville natale en 1931 à l’âge de 90 ans.

 

En fait c’est quoi exactement le rapport avec la foule ?

La psychologie des foules

Gustave Le Bon et l'équitation
Gustave Le Bon publi en 1892 “L’équitation actuelle et ses principes : recherches expérimentales”

 

De ses voyages, Le Bon garda une remarquable technique d’équitation, mais surtout une vision nouvelle de la psychologie. En 1895, il publie un ouvrage majeur,  La psychologie des Foules, considéré comme la contribution la plus importante du français.

Le livre sera le point de départ d’une nouvelle discipline scientifique, la psychologie sociale, construite autour de l’idée qu’une foule “possède des caractères nouveaux fort différents de ceux des individus qui la compose“. En d’autres termes, une foule n’est pas seulement l’addition d’un grand nombre d’individus, elle aura quelque chose en plus, une âme collective. Aujourd’hui, on appelle cela l’émergence.

Le livre introduit également des thèmes comme la diffusion de responsabilité (le fait qu’en groupe les individus se sentent moins responsable de leurs actes que lorsqu’ils sont seuls) ou la contagion sociale (le fait que des comportements puissent se propager de proche en proche comme des virus). Ce sont des sujets qui animent encore aujourd’hui les laboratoires de fouloscopie.
Le Bon a donc eu un regard précurseur sur de nombreux aspects de la psychologie des foules.

Bon, par contre, on peut difficilement dire que Le Bon aimait la foule… Prenez, par exemple, ces quelques citations du livre:

  • “Par le fait seul qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un barbare”.

D’ailleurs l’image qui a été choisie pour la couverture de la version anglaise de son livre parle d’elle même…

Couverture de psychologie des foules
Il s’agit d’une peinture de Louis-Léopold Boilly “Une loge, un jour de spectacle gratuit” datant de 1830

 

Une autre citation de haut-vol :

  • “Parmi les caractères spéciaux des foules, il en est plusieurs, tels que l’impulsivité, l’irritabilité, l’incapacité de raisonner, l’absence de jugement et d’esprit critique, l’exagération des sentiments, et d’autres encore, que l’on observe également chez les êtres appartenant à des formes inferieures d’évolution, tels que la femme, le sauvage et l’enfant“.

 

Euuhh attendez voir…comment ça la femme, une forme inférieure d’évolution ?

Eh oui, car dans l’esprit de ses recherches sur l’intelligence, Le Bon a toujours cette idée que les êtres humains ne sont pas égaux. L’homme blanc occupe le haut de l’échelle sociale. Plus bas, on trouve les femmes, les peuples africains (dit “sauvages”), et la foule. Il écrit par exemple en 1879 que chez la femme « l’infériorité de l’intelligence est trop évidente pour être contestée ».

 

Sur cet aspect, la vision de Le Bon sur la foule est fausse dépassée. La stupidité des foules est remplacée aujourd’hui par l’idée de l’intelligence collective, popularisée en 2004 par James Surowiecki dans l’excellent livre “La sagesse des foules”.

Sagesse des foules 2004

On sait maintenant que la foule est capable de prouesses intellectuelles et cognitives, comme d’écrire une encyclopédie, de jouer aux échecs, de résoudre des problèmes d’optimisation, ou d’aider la NASA à sonder l’espace intersidérale…  Et ça, le père Gustave n’en croirait pas ses yeux !

Si vous ne l’avez pas déjà fait, je vous invite à jeter un œil aux deux épisodes précédents de cette série sur Marion Montaigne:

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Pour aller plus loin :

  • Vous pouvez bien entendu lire l’ouvrage de Gustave Le Bon,  Psychologie des foules, Alcan, 1895. Et si vous ne savez pas où le trouver, je vous mets immédiatement le PDF en téléchargement libre (une édition numérique réalisée par M. Roger Deer, retraité et bénévole).
  • Gustave Le Bon, “Recherches anatomiques et mathématiques sur les variations de volume du cerveau et sur leurs relations avec l’intelligence”, 1879.
  • Surowiecki, J. (2004). The wisdom of crowds. 2004. New York: Anchor (il existe aussi une traduction française, la sagesse des foules)

 

1 réflexion sur “L’héritage de Gustave Le Bon”

  1. Ping : La foule peut-elle battre Kasparov aux échecs ? - Carnets de fouloscopie

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