Wikipédia #2 : La foule au travail

Écrire Wikipédia, ça doit être un véritable travail de fourmis…

Reprenons. Dans l’épisode précédent, Jimmy Wales, ancien trader et dealer de contenu pour adulte, fonde Wikipédia en 2001, par un improbable concours de circonstances dû au krach boursier de 2001. À défaut de faire fortune, il s’érige en défenseur de la démocratie intellectuelle. Sa devise : la connaissance pour tous, for free . Mais comment fonctionne exactement l’encyclopédie libre ? ATTENTION SPOILER : Elle fonctionne comme une colonie de fourmis.

Voyons cela plus en détails…

La grande foire de Wikiville

La principale caractéristique de Wikipédia est que n’importe qui (vous ou moi) peut écrire n’importe quoi (des vérités ou des âneries) sur n’importe quel article, sans qu’aucune autorité compétente ne vérifie l’information au préalable. Il vous suffit pour cela de vous rendre sur l’article de votre choix, de cliquer sur l’onglet “modifier” et de commencer à écrire. C’est aussi simple que cela. Vos modifications apparaîtront immédiatement sur la page et seront tout de suite visibles par les quelques 40 millions de personnes qui se rendent quotidiennement sur le site. Rien que ça !

D’ailleurs, n’importe qui peut réaliser l’opération inverse et effacer ce que vous venez de faire, sans vous demander votre avis et sans qu’aucun comité d’arbitrage ne vienne s’en mêler. Autrement dit, c’est la foire à la saucisse : des millions de personnes font absolument ce qu’ils veulent sans aucun contrôle centralisé. Alors comment diable peut-on obtenir quelque chose de cohérent dans ces conditions ?

Et bien la force de Wikipédia, c’est justement que les utilisateurs ont ce pouvoir de correction. Le fait que chacun puisse réparer les bêtises des autres permet au contenu du site de s’auto-réguler. Sur Youtube, par exemple, tout le monde peut envoyer ce qu’il souhaite – comme sur Wikipédia – mais les utilisateurs n’ont pas la possibilité de corriger ou d’effacer ce qui existe (sinon, il y a bien longtemps que j’aurais supprimé ce genre d’absurdité).
Le site est donc une accumulation de vidéos en tout genre, certaines étant dignes de Quentin Tarantino tandis que d’autres ne présentent aucun intérêt (et je pèse mes mots). Idem sur Doctissimo, le forum médical où les internautes s’échangent des conseils médicaux, ou sur Agoravox, le site web de journalisme participatif. Il n’y a ni régulation ni auto-régulation. On y trouve donc du bon, du moins bon, et du franchement nul.

Sur Wikipédia, au contraire, chacun veille sur ses voisins, façon big brother. Et ça ne rigole pas. Essayez donc de vandaliser Wikipédia, disons, en ajoutant votre nom comme sixième membres des Beatles. Votre mauvaise blague ne survivra pas dix secondes avant que quelqu’un ne la corrige. Car Wikipédia est une créature dotée de 27 millions de pairs d’yeux qui surveille attentivement ce qui s’y passe.

Pour vous faire une idée de l’incroyable volume d’activité qui a lieu sur l’encyclopédie, le projet Hatnote retranscrit en direct chaque modification apportée à l’encyclopédie par… une note de musique ! Plus le changement est important plus la note sera grave. Cliquez sur le lien et écoutez la foule au travail…

Ecouter Wikipedia Fouloscopie

NB: Vous pouvez paramétrer la langue de Wikipédia pour comparer la fréquence d’édition

 

Wiki vandalisée, Wiki libérée

Coati

D’après les statistiques fournies par Wikipédia, la plupart des actes de vandalisme ne survivent pas plus d’une minute. Certaines blagues, plus sournoises, peuvent cependant résister des années avant d’être détectées. C’est le cas par exemple de cet adorable petit animal, un Coati brésilien, que le monde entier a appelé Aardvarks pendant 6 ans suite à une petite blague d’un adolescent de 17 ans. Cette fausse appellation a même été reprise dans certains média et dans quelques ouvrages universitaires. De la même façon,  Pierre Barthelemy, l’auteur du blog Passeur de Sciences, à réussi à intégrer ni vu ni connu un article majoritairement inventé sur le savant grec Léophane, avant d’avouer son canular… et d’écoper de neuf mois d’interdiction d’édition sur Wikipédia.

Mais alors, le principe d’auto-régulation de l’encyclopédie est-il efficace ? En 2005, seulement 4 ans après la mise en service du site, une étude scientifique publiée dans (et par) le prestigieux journal Nature montre qu’en terme de fiabilité Wikipédia et l’ancestrale Encyclopedia Britannica sont au coude à coude. Chacun des deux supports contenait en moyenne entre 3 et 4 imprécisions par articles.
La réaction des deux intéressés en dit long sur la période de transition numérique qui se déroulait au début des années 2000. Tandis que Wales à répondu à cette étude par un simple “ Je suis ravi mais nous devons encore progresser” , Britannica, vexée, à immédiatement contesté l’étude en adressant une lettre incendiaire à Nature (ici , et la réponse de Nature ).  Le roi déchu par le peuple, il y a de quoi s’offusquer…

De nombreuses autres études ont depuis confirmées ces conclusions. Wikipédia n’est pas parfaite mais pas pire que les encyclopédies traditionnelles – ce qui est assez épatant étant donné son mode de fonctionnement…

Le principe de la fourmi bâtisseuse

Son mode de fonctionnement, parlons-en justement… La mécanique qu’à découvert Wales et qui a fait le succès de Wikipédia est en réalité connue des biologistes depuis… 1959. Elle porte d’ailleurs un nom : la stigmergie . Ce concept, introduit par le biologiste français Pierre Paul Grassé défini une situation dans laquelle le travail de chaque individus est stimulé par l’oeuvre qu’ils réalisent. Ce mécanisme est par exemple à l’oeuvre lorsqu’une colonie de fourmis ou de termites se lance dans la construction d’un nid.

Pour ces insectes sociaux comme pour les contributeurs de Wikipédia, il n’y a pas de chef d’orchestre ou de leader qui décide à quoi doit ressembler l’édifice final et dicte à chacun ce qu’il doit faire pour y parvenir. Au contraire, la coordination entre les individus est indirecte . Chacun décide “tout seul” de ce qu’il va faire pour améliorer l’édifice en cours de construction, en fonction de l’état actuel du nid. Un pilier vient de s’effondrer ? Une fourmi le répare. Un autre est mal placé, elle le détruit. Quelqu’un a commencé à creuser un tunnel ? Elle l’approfondi. En clair, c’est l’état actuel de la construction qui guide l’action des individus. De petites actions en petites actions, le nid émerge, sans que personne n’ait centralisé les opérations.

Et le résultat peut être extrêmement sophistiqué. Les termitières   peuvent atteindre six à huit mètres de haut et sont équipées de cheminées de ventilation permettant une constante régulation de la température et du taux dioxyde de carbone à l’intérieur de l’édifice.

termitiere

 

Quant aux nids de fourmis… Savez-vous à quoi ils ressemblent ? Jusqu’où descendent les fourmis qui s’engouffrent par le petit trou qui est apparu dans un coin de votre jardin ? Pour le savoir, le biologiste Luiz Carlos Forti a employé la méthode forte. Avec son équipe, il a déversé des litres de ciment liquide à l’entrée d’une fourmilière d’ Atta bisphaerica. Après quelques heures, une fois le béton durcit, voici ce qu’ils ont déterré :

 

Et donc pour Wikipédia, c’est la même chose. Par stigmergie, le contenu de l’encyclopédie émerge de l’action répétée de nombreux utilisateurs qui créent de nouveaux articles, corrigent les fautes d’orthographes, ajoutent une section, ou effacent du contenu erroné. D’ailleurs, pour les internautes comme pour les fourmis, la majorité des individus n’apporte aucune contribution à l’édifice collectif et se contente d’en profiter tandis qu’une minorité fait tout le travail – n’en déplaise à Jean de La Fontaine.

Et comme pour les insectes sociaux, ce travail collaboratif auto-organisé fait émerger une oeuvre riche et complexe.

En attendant le prochain épisode de ‘La sagesse des foules‘ sur les sciences participatives, je vous propose de lire ou relire les billet précédents de la série :

Fouloscopie Kasparov Mehdi Moussaid Fouloscopie Wikipedia Mehdi Moussaid

 

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Pour aller plus loin:

  • Giles, J. (2005). Internet encyclopaedias go head to head.
  • Heylighen, F. (2016). Stigmergy as a universal coordination mechanism I: Definition and components. Cognitive Systems Research38, 4-13.
  • Charbonneau, D., & Dornhaus, A. (2015). Workers ‘specialized’ on inactivity: behavioral consistency of inactive workers and their role in task allocation. Behavioral ecology and sociobiology69(9), 1459-1472.

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