Mehdi Moussaid fouloscopie

Wikipédia #1 : La success story

Dites docteur, est-ce que c’est la foule qui a inventé Wikipédia ? 

L’encyclopédie collaborative, emblème de la fouloscopie, fait l’objet de nombreuses recherches dans le domaine de l’intelligence collective. Mais savez-vous comment elle a été fondée, en premier lieu ? L’histoire commence au milieu des années 1990, autour d’un juteux business de filles en petites tenues…

 

La “Silicone” valley

Approchez messieurs, approchez ! Venez admirer les plus belles femmes du Web sur Bomis.com !

Bomis.com est a l'origine de Wikipedia

Silvia Saint, Bonita Saint et Aimee Sweet : trois stars du X des années 1990 faisant la promotion de Bomis.com – le site qui a fait naître Wikipédia.

 

Nous sommes au milieu des années 1990. Jimmy Wales, bientôt trente ans, est un jeune trader de Chicago. Entre deux fluctuations du Dow Jones, il assiste avec curiosité à la montée fulgurante d’un nouveau modèle économique : le business sur Internet. C’est en effet à cette période que de nombreuses compagnies d’e-commerce ont été lancées, comme eBay ou Amazon dont le fondateur Jeff Bezos est devenu, vingt ans plus tard, l’homme le plus riche du monde (avec quelques 150 milliards de dollars sur son compte en banque en 2018 – oui oui, j’ai bien dit “milliards”).

Opportuniste, Jimmy Wales sent qu’il y a là une bonne occasion de faire des affaires. Il quitte donc la bourse et fonde Bomis.com en 1996, un portail de recherche sur Internet (Google n’existait pas encore). D’abord dédié aux informations touristiques sur la ville de Chicago, Bomis.com s’adapte au marché et se spécialise tour à tour dans les voitures, dans les activités sportives et enfin dans le contenu pour adulte. Si bien qu’au début des années 2000, le site est principalement utilisé par des hommes qui cherchent des photos de femmes nues sur Internet. “If that’s what the customers want, let’s follow it”, disait Wales, très pragmatique.

L’histoire aurait pu continuer ainsi : Jimmy Wales développe son business et devient dealer de X sur le Web… Rien de bien exceptionnel, somme toute.
Mais non. Au lieu de cela, le “king of porn » comme le surnommaient certains médias de l’époque va devenir… le grand gourou de la démocratie intellectuelle ! Car quelques années plus tard, il donnera naissance, presque par inadvertance, à Wikipédia, la plus grande encyclopédie populaire de l’histoire de l’humanité.

Jimmy Wales, fondateur de Wikipedia, en 1996

Jimmy Wales, le père de Wikipédia, à la fin des années 1990

 

La Wiki-Success Story

Bomis.com est pour ainsi dire le grand-père de Wikipédia. Au début de l’année 2000, alors que Bomis commence à devenir rentable, Wales décide d’investir une partie des bénéfices de son site X dans un nouveau projet appelé Nupedia. Il s’agit d’une encyclopédie en ligne, libre d’accès, et financée par des espaces publicitaires dont la vente est opérée sur Bomis.com. Bref, un joli petit montage qui devrait permettre à Wales de s’enrichir rapidement.
Le fonctionnement de Nupedia est plutôt novateur : contrairement aux encyclopédies traditionnelles, n’importe qui peut envoyer une proposition d’article, par un simple e-mail. Celui-ci est alors examiné par un comité d’experts qui propose des corrections à l’auteur avant d’autoriser ou non sa publication dans l’encyclopédie. Sauf que cette procédure est si fastidieuse que six mois après le lancement du site seulement deux articles ont été publiés. Le projet avance au ralenti…

Pour accélérer la production des articles de Nupedia, Wales a une idée : il décide de mettre en place un wiki – un nouveau modèle de site web qui a la particularité d’être modifiable en temps réel par n’importe quel utilisateur. “Wiki” signifie “rapide, facile” en Hawaïen, un mot que l’inventeur du système, l’informaticien Ward Cunningham, a choisi un jour en prenant la navette aéroport à Honolulu :

Navette Wiki a Honolulu

C’est ainsi que le 15 janvier 2001, Wales met en place Wikipédia.

Il ne s’agit, à ce moment, que d’un simple composant de Nupedia permettant aux auteurs de proposer des articles et d’interagir plus facilement avec les experts et les correcteurs. En clair : Wikipédia sert à écrire les brouillons de Nupedia. Et son interface n’était pas franchement attrayante :

Page d'accueil de wikipedia en 2001

Page d’accueil de Wikipédia en février 2001, un mois après sa création.

 

Mais quelques mois plus tard, nouveau rebondissement ! Le krash boursier de 2001 fait exploser la bulle spéculative d’internet. La plupart des start-ups de l’époque n’y résiste pas. Wales perd tout son empire, ou presque : Bomis fait faillite, Nupedia fait faillite, Mais Wikipédia…. reste bien debout. En effet, le site ne fait l’objet d’aucun enjeu économique. Après tout, ce n’est qu’une bande de bénévoles qui écrit du texte sur un site gratuit…

Ruiné, Wales laisse tout de même Wikipédia en ligne, “par curiosité”. Le site ne coûte quasiment rien et Wales le considère désormais comme “un hobby”. Bien lui en a prit ! Un an après sa mise en service, Wikipédia cumule déjà 20.000 articles encyclopédiques, tous écrits et corrigés par d’illustres inconnus, tandis qu’à sa fermeture Nupedia n’en comptait que 25. Et dans les années qui suivirent, l’encyclopédie prit l’ampleur que l’on connaît. Quinze ans plus tard, les chiffres donnent le vertige :

  • Wikipédia contient aujourd’hui 10 millions d’articles en 260 langues. Chaque jour, 800 nouveaux articles sont créés.
  • C’est le 5eme site web le plus visité au monde. Environ un demi-milliard de personnes s’y connectent tous les mois, pour 60.000 pages consultées par seconde.
  • Environ 27 millions de personnes ont contribué au moins une fois à une page Wikipédia, ce qui en fait le plus important projet collectif que l’Humanité ait entrepris.

Jimmy Wales: Riche ou pas riche ?

Et Wales dans tout ça ? A-t-il enfin réalisé ses rêves de richesse ?  Pas vraiment… La valeur de Wikipédia est aujourd’hui estimée à 5 milliards de dollars. Cela signifie que Wales pourrait devenir milliardaire du jour au lendemain s’il décidait d’ajouter un bandeau publicitaire sur les pages de l’encyclopédie. Dans le documentaire “Truth in numbers”, on peut l’entendre s’exprimer à ce sujet :

Vous savez, je suis un bon gars et tout ça, mais si quelqu’un me dit ‘Je te fait un chèque de 100 millions pour ajouter des pubs sur Wikipédia’, je trouverais probablement que c’est une bonne idée.”

Sauf que voilà… La valeur de Wikipédia n’existe qu’en théorie. L’apparition de publicité sur l’encyclopédie en ligne lui ferait immédiatement perdre tout ce qui fait sa valeur : l’esprit collaboratif libre. Il est plus que probable que si Wales cède à l’appel du profit, il perdrait la très grande majorité des contributeurs du site, ces millions de petites mains qui font le travail sans y gagner le moindre penny. D’ailleurs la présence de publicités ruinerait complètement la neutralité de l’encyclopédie: Pourquoi écrire des articles en Zoulou, en Cheyenne, ou en Latin (oui oui, ces langues sont bien représentées sur Wikipédia) si les quelques rares lecteurs ne présentent aucun intérêt commercial ?

Jimmy Wales a donc en main un ticket gagnant de Lotto qui s’autodétruira s’il essaye de l’encaisser. Le comble !

L’ex-trader étant suffisamment intelligent pour ne pas faire cette erreur, il a fait une croix sur les Rolex de luxe et les yachts à Saint-Tropez. Au lieu de cela, il s’est mué en activiste de la démocratie intellectuelle. Car même s’il n’a pas les dollars qui vont avec, Wales a tout de même du pouvoir. Le Time magazine le considère en 2006 parmi les 100 personnes les plus influentes du monde. Les costumes chics restés au magasin, c’est vêtu d’un simple polo beige qu’il voyage aux quatre coins du monde pour promouvoir son passe-temps favoris – une activité bénévole.

Enfin, gardons tout de même la mesure des choses. Ses interventions en conférence sont facturées plus de 70.000 dollars, et il en donne certainement plus d’une par semaine. Jimmy Wales ne fait donc pas le fond des paquets de riz en fin de mois, n’exagérons rien.

Mais alors, si Wikipédia ne contient que des “brouillons” non-vérifiés, ses articles doivent être de très mauvaise qualité, non ?

Non, justement, plusieurs études montrent que la qualité des articles de Wikipédia est semblable à celle des encyclopédies traditionnelles, comme Britannica ou Encarta. D’où vient cette sagesse collective ? C’est ce que nous verrons au prochain épisode. Restez connecté !

 

En attendant, je vous recommande la lecture du précédent article de la série “La sagesse des foules” :

Kasparov contre le reste du monde

Pour aller plus loin

  • Chozick, A. (2013). Jimmy Wales Is Not an Internet Billionaire. The New York Times Magazine, 28-33.
  • Tapscott, D., & Williams, A. D. (2008). Wikinomics: How mass collaboration changes everything. Penguin.
  • Glosserman S., Hill N. (2010). Truth in Numbers? Everything, According to Wikipedia

 

1 réflexion sur “Wikipédia #1 : La success story”

  1. Ping : Wikipédia #2 : La foule au travail - Carnets de fouloscopie

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *