Tous ces gens qui marchent dans la rue en regardant leur téléphone… Ne risquent-ils pas de se prendre un poteau ou un lampadaire ?
Comme je vous le disais dans le premier épisode de cette série, l’illustratrice Marion Montaigne a eu la brillante idée de mettre en bande dessinée certains de mes travaux dans son ouvrage de vulgarisation “Tu mourras moins bête“.
Voyons tout de suite un nouvel extrait en détails :
Un poteau devant une porte ? Quelle drôle d’idée ! Comment cela pourrait-il aider la foule a passer plus facilement ?
Une vague de piétons
Revenons un peu en arrière… Dans les années 50, le problème de la gestion des flux piétonniers dans les centre-villes devenait de plus en plus préoccupant.
Du coup, les scientifiques ont commencé à se pencher sur le problème. Et en 1971, c’est un physicien qui fit avancer les choses… L’australien Leroy Henderson proposa en effet le premier modèle de déplacement de foule. Et sa vision était plutôt étonnante. D’après lui, une foule qui marche de la rue ressemble beaucoup à un liquide qui coule dans un tuyau... D’où son idée d’utiliser la mécanique des fluides pour décrire le mouvement des gens… Après cinq pages de calculs, Henderson parvient à déterminer l’équation qui régit votre déplacement lorsque vous allez faire vos courses de Noël. La voici :
Et aussi incroyable que cela puisse paraître, cela fonctionne plutôt bien !
Depuis Henderson, les techniques de modélisation ont bien évoluées, mais la vision initiale du physicien a fortement marqué la fouloscopie. Aujourd’hui encore, la littérature scientifique est largement dominée par cette perspective “physique” de la foule (plus d’info ici).
C’est un peu compliqué votre histoire, doc… C’est quoi le rapport avec le poteau ?
J’y viens. De foule en aiguille fil en aiguille, cette analogie entre la foule et les liquides a donné aux chercheurs de drôles d’idées… Sur les côtes maritimes, par exemple, nous savons que briser une vague en amont permet d’atténuer son intensité lorsqu’elle atteint le rivage. Par analogie, les physiciens se demandèrent si la même propriété pouvait aussi s’appliquer aux foules… Scinder un flux de piétons quelques mètres avant une sortie pourrait-il permettre de réduire la pression lorsque celui-ci se reforme devant la porte ?
L’idée a d’abord été testée en simulation, sur ordinateur, au milieu des années 1990. Et les résultats confirmèrent l’intuition des physiciens.
Voici par exemple une simulation réalisée par Bertrand Maury, mathématicien à l’université Paris-Sud 11:
Ici, un autre exemple, plus récent. Il s’agit d’une étude qui compare l’effet d’un obstacle en forme de pilier à celui d’un panneau parallèle au mur. Il semblerait que la seconde technique fonctionne encore mieux…
Mais bon, tout cela reste encore très conceptuel, me direz-vous. Est-ce réellement efficace dans la vraie vie ? Les chercheurs ont alors commencé à tester ce principe avec des données expérimentales. Mais pas tout de suite avec des gens. La méthode du poteau a d’abord été essayée… avec des souris, puis avec des moutons.
Ci-dessous, une expérience réalisée par des “foulologues” de l’université de Navarre, alors qu’un troupeau d’ovins pénètre dans son enclos pour aller déjeuner :
Et à nouveau, sur ces modèles animaux, la technique fonctionne plutôt bien. Ce n’est que très récemment que les chercheurs ont commencé à la tester avec des sujets humains :
Ici, les images d’une expérience réalisée pour un reportage télévisé (pas très propre scientifiquement parlant, mais cela illustre bien le phénomène) :
Et voilà, une belle découverte !
Il reste toutefois encore beaucoup de questions sans réponses. Où exactement faut-il placer le poteau pour que la fluidité du mouvement soit la meilleure possible ? L’obstacle ne risque-t-il pas de gêner la visibilité de la sortie ? De nouvelles expériences permettront bientôt de répondre à ces questions.
Quelques références pour approfondir
- Frank, G. A., & Dorso, C. O. (2011). Room evacuation in the presence of an obstacle. Physica A: Statistical Mechanics and its Applications, 390(11), 2135-2145.
- Helbing, Dirk, Anders Johansson, and Habib Zein Al-Abideen. “Dynamics of crowd disasters: An empirical study.” Physical review E 75.4 (2007): 046109.
- Helbing, D., Buzna, L., Johansson, A., & Werner, T. (2005). Self-organized pedestrian crowd dynamics: Experiments, simulations, and design solutions. Transportation science, 39(1), 1-24.
- Henderson, L. F. (1974). On the fluid mechanics of human crowd motion. Transportation research, 8(6), 509-515.
- Pour mieux comprendre les techniques de modélisation, Bertrand Maury propose un cours très pédagigique ici : https://www.youtube.com/watch?v=iI0mr0G2OQc
- Il y a maintenant une vidéo qui accompagne les dessins de Marion Montaigne, soutenue par la voix de François Morel.
Au troisième épisode de cette série, nous continuerons d’examiner la BD de Marion Montaigne avec un zoom sur l’héritage de Gustave Le Bon, le grand-père de la fouloscopie. En attendant, je vous laisse méditer sur une de ses citations, extraite de “Psychologie des foules” (1895) :
Parmi les caractères spéciaux des foules, il en est plusieurs, tels que l’impulsivité, l’irritabilité, l’incapacité de raisonner, l’absence de jugement et d’esprit critique, l’exagération des sentiments, et d’autres encore, que l’on observe également chez les êtres appartenant à des formes inférieures d’évolution, tels que la femme, le sauvage et l’enfant.
Ça s’annonce intéressant…
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J’ai lu votre livre et parcouru votre blog, et les études que vous y relatez m’ont particulièrement intéressées. Je suis thérapeute familial dans une consultation de pédopsychiatrie. Pour cela, j’ai été formé à la systémie, c’est à dire aux logiques de communication telles que développées il y a déjà de cela quelques temps par l’école de Palo Alto. J’ y ai appris que les systèmes humains s’entretiennent dans des sortes d’homéostasie grâce à des croyances auto-référentielles qui, tout en renforçant leurs consistances, peuvent également freiner leurs possibilités évolutives ou de changement. Ces théories familiales pourraient-elles selon vous s’appliquer à l’étude des réseaux sociaux quand on se souvient encore que c’était sur le même campus de Palo Alto dans les années 60 que se développaient simultanément les mêmes théories de l’information autorisant cette nouvelle science des familles et autres institutions dysfonctionnelles et l’informatique comme nouvel et prometteur outil relationnel ?
Merci encore pour la richesse de vos enseignements
Bonjour Daniel, et merci pour votre sympathique message.
Oui la théorie des comportements collectifs s’applique aussi bien aux foules massives que, par exemple, aux petits groupes de travail en entreprise. Le nombre de personnes importe peu, ce sont surtout les interactions sociales qui déterminent la nature du comportement collectif. Dans ce contexte, je suis sûr que cela pourrait aussi bien concerner la dynamique sociale au sein d’une famille… mais je ne connais pas de travaux à ce sujet.