Cet article a été publié dans le journal Le Monde, suite au prix LE MONDE qui a récompensé mes travaux de thèse en 2011.
Le 12 Janvier 2006, le pèlerinage religieux de La Mecque est le théâtre d’un gigantesque mouvement de foule. Sans aucune raison apparente, le flux massif de millions de pèlerins perd soudainement sa fluidité pour devenir chaotique et irrégulier. Des vagues de bousculades apparaissent et se propagent dans la foule, déplaçant des centaines de personnes sur des dizaines de mètres dans des directions aléatoires. Vue du dessus, la foule ressemble alors à une mer en pleine tempête… Ce phénomène extrême appelé « turbulence » provoqua la mort de centaines de personnes et fût depuis observé à plusieurs reprises, comme au cours de la Love Parade de Duisbourg en 2010.
Pourtant, dans notre vie quotidienne, la foule fait preuve de remarquables capacités d’auto- organisation. Dans les rues commerçantes des centres-villes, par exemple, le trafic piétonnier se structure spontanément: les personnes se déplaçant en sens opposés se partagent l’espace disponible en constituant deux flux, chacun occupant une moitié de la rue. Cette « autoroute de piétons » s’avère être une organisation collective particulièrement efficace qui améliore la fluidité du trafic, sans nécessiter aucun contrôle centralisé.
Quels sont les mécanismes comportementaux à l’origine de ces phénomènes collectifs ? Pourrait-on à l’avenir prédire ces mouvements de foule, éviter les drames et stimuler l’intelligence des foules? Pour répondre à ces questions, l’objectif initial de mes travaux était de modéliser ce système. Pour cela, il me fallait décrire mathématiquement les mouvements d’un piéton, de manière à reproduire et comprendre l’émergence de ces comportements collectifs. D’après la littérature existante, la méthode est très simple : il suffit de considérer le piéton dans une foule comme une particule dans un gaz, et de formaliser ses mouvements à l’aide des outils de la physique Newtonienne. Ainsi, les modèles les plus utilisés aujourd’hui sont basés sur cette analogie, considérant que le marcheur est soumis à des forces d’attractions et de répulsion qui l’attirent vers sa destination, tout en le repoussant des autres individus et des obstacles environnants.
Mais jusqu’à quel point peut-on considérer un piéton comme une simple particule? En multipliant les observations empiriques, mes premiers résultats ont rapidement mis en évidence certaines caractéristiques comportementales difficilement compatibles avec cette analogie. D’une part, le déplacement des piétons est en partie régi par des normes culturelles: lorsque deux personnes se croisent en France, elles choisissent dans 80% des cas de s’éviter par la droite. D’autre part, les piétons contrairement aux particules sont des êtres sociaux, et dans 70% de nos observations ils se déplacent en petits groupes de deux ou trois personnes. Ces observations me conduisirent alors à élaborer une nouvelle base de modélisation, cette fois inspirée des sciences cognitives. Que voit un piéton immergé dans une foule ? Comment traite-t-il cette information visuelle pour adapter son comportement? A partir d’une représentation de son champ visuel, j’ai montré que le mouvement d’un piéton pouvait être décrit par deux règles simples: Tout d’abord, il s’oriente en direction de l’espace libre où l’encombrement de son champ visuel est minimisé. Ensuite, il ajuste sa vitesse de manière à conserver une distance de sécurité par rapport aux autres piétons qu’il perçoit. Et ces deux règles suffisent pour reproduire une large variété de comportements collectifs connus, de manière simple et réaliste. Conceptuellement, la différence avec les modèles précédents est fondamentale : le piéton n’est plus considéré comme une particule passive soumise à un champ de forces mais comme un agent doué de capacités cognitives, qui adapte son comportement en fonction de ce qu’il voit, de sa culture ou des personnes qui l’accompagnent.
Mais dans les foules massives, la dynamique change soudainement. Lorsque la densité atteint un palier critique situé autour de 6 personnes par mètre carré, le modèle n’est plus capable de prédire le comportement des piétons de manière satisfaisante. Or c’est justement autour de cette limite qu’apparaissent les mouvements de turbulences décrits précédemment. Compressés les uns contres les autres, les piétons subissent involontairement les pressions physiques exercées par leurs voisins, et perdent leur liberté de mouvement pour ressembler de plus en plus… à des particules ! Au final, c’est en combinant des concepts de sciences cognitives et de physique fondamentale que j’ai pu obtenir un modèle complet, reproduisant les mouvements de turbulences observés à La Mecque.
Il apparaît donc à travers ces travaux qu’une foule est un système interdisciplinaire par essence, liant les sciences physiques, sociales et cognitives. Aujourd’hui, ces modèles servent à développer des outils de prédiction utilisés par les architectes pour adapter notre environnement urbain autour des stades, dans les gares ou dans les centres-villes. Les études existantes montrent par exemple qu’un simple poteau placé quelques mètres devant une sortie permet d’augmenter de 30% le flux sortant, en réduisant les contacts physiques entre les piétons. A l’avenir, ces recherches permettront surement de minimiser les risques d’accidents durant les grands rassemblements.
Mehdi Moussaïd
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