Fouloscopie sentimentale

Vous qui êtes un expert de la foule, vous pouvez me chanter le refrain de «Foule sentimentale» ?


C’est sûr…  Le titre d’Alain Souchon, “Foule sentimentale“, est LA chanson (peut-être avec celle d’Edith Piaf) qu’on me chante le plus souvent en soirée, quand je commence à parler de mon travail et que mes amis entament leur troisième bière.

Allez, je vous la remet, on ne s’en lasse pas :

Dans ce titre emblématique de la chanson française sorti en 1993, Alain Souchon dénonce une société de consommation absurde et frustrante, qui profite des rêves d’une foule sentimentale pour lui vendre “des quantités de choses qui donnent envie d’autre chose“.

Super. Mais moi je suis un scientifique. La poésie ça ne me parle pas trop, vous savez…

Justement. Il existe  tout une branche de la fouloscopie qui s’intéresse au comportement collectif des consommateurs. Et dans l’ensemble, les résultats pointent vers les mêmes conclusions: les gens achètent ce que les autres achètent.

Ce comportement “moutonnier” n’est pas nécessairement synonyme de bêtise. Les psychologues montrent en effet que “suivre la majorité” est souvent une stratégie très efficace pour prendre une décision dans l’incertitude – lorsque l’on n’est pas expert dans le domaine ou s’il y a trop de produits proposés en même temps. En copiant les autres, on économise du temps et des efforts cognitifs, pour un résultat généralement proche de la solution optimale. On appelle cela, une heuristique de jugement.

Imaginez : vous êtes en vacances dans une ville que vous ne connaissez pas et vous cherchez un restaurant pour dîner. Dans la rue, il y a une dizaine d’établissements. L’un est presque rempli, les autres sont vides. Où irez-vous dîner ce soir ?
Probablement dans celui qui est plei – faisant l’hypothèse que s’il y a du monde, c’est que ce doit être une bonne adresse.

Quand la foule perd la tête

Sauf qu’il y a un problème… L’imitation est une stratégie qui fonctionne bien, mais seulement si une partie des individus a fait l’effort de tester les différents produits. Dans ce cas, ces “initiateurs” vont  guider les autres – les”suiveurs” – vers les meilleurs options.

En revanche, si les suiveurs sont en trop grand nombre, la foule risque de s’orienter collectivement vers une solution médiocre…

Cela a par exemple été illustré par une magnifique étude de Duncan Watts et son équipe, parue en 2006 dans le prestigieux journal Science (d’ailleurs, si vous cherchez bien, vous retrouverez son visage dans la photo d’entête du blog).

Watts Moussaid Fouloscopie
Duncan Watts

Les chercheurs de l’université de Columbia ont eu l’idée de créer un marché de la musique entièrement artificiel, le Music Lab.
Pour les besoins de l’expérience, un faux site Web proposait aux internautes de venir écouter et télécharger des morceaux de musique inédits – chacun pouvant voir les titres que les autres avaient aimé auparavant. Après quelques jours d’expérience, les chercheurs constatèrent qu’un hit-parade avait émergé : un titre que la foule avait adoré et que tout le monde s’arrachait.

Jusque là, rien de très étonnant. Sauf que lors d’une deuxième phase, tous les indicateurs sociaux furent remis à zéro et les mêmes morceaux de musique furent présentés à une nouvelle foule.

Comme précédemment, un des titres fit un carton… sauf que ce n’était pas le même qu’avant !
L’expérience fut répétée encore et encore. Et à chaque réinitialisation du système, la foule tombait éperdument amoureuse d’une chanson différente. Tout se passait comme si chacun voulait absolument écouter ce que les autres avaient aimé – quel que soit la qualité du produit.

Ce résultat, devenu un classique de la littérature scientifique, explique pourquoi il est impossible de prédire quel produit va cartonner et lesquels vont tomber aux oubliettes. Le succès, c’est surtout de la chance.  Trop sentimentale, la foule a du mal à porter un jugement mesuré lorsque l’offre est trop importante.

Sur ce, je vous laisse méditer sur le succès de la vidéo la plus populaire de toute l’histoire de Youtube  – plus de 3 milliards de vues !

 

Quelques références pour approfondire

  • Salganik, M. J., Dodds, P. S., & Watts, D. J. (2006). Experimental study of inequality and unpredictability in an artificial cultural market. science311(5762), 854-856.
  • Gigerenzer, G., & Todd, P. M. (1999). Simple heuristics that make us smart. Evolution and Cognition.

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